mardi 4 mars 2008

Présentation du roman "Docteur Malard ou la fuite mystérieuse", publié fin 2006 aux éditions Bénévent (d'après l'énigmatique affaire Godard...)



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TEXTE DE QUATRIEME DE COUVERTURE
On se souvient du fait divers relatant la disparition d’un certain médecin acupuncteur de la région de Caen, disparu soudainement sur un voilier loué à Saint-Malo en août 1999… Le praticien était accompagné de ses deux jeunes enfants.
L’affaire fit alors grand bruit et prit des allures de feuilleton durant des semaines, à la radio et la télévision. À ce jour, cette disparition compte parmi les énigmes du vingtième siècle. Malgré de nombreuses recherches, on ne sait toujours pas ce qui s’est réellement passé dans cette famille…
Le roman, même s’il n’est que fiction, retrace cette sombre histoire en s’appuyant sur les faits réels. Il en donne une certaine version, notamment sur ce qui aurait pu arriver à la femme du médecin, dont on retrouva des traces de sang au domicile des époux, ainsi qu’aux deux enfants. Puisque le crâne de la fillette fut un jour remonté dans les filets d’un chalutier…
Une histoire mystérieuse et troublante, pleine d’émotion. Un drame passionnel… Pour lecteurs sensibles et curieux.

CHAPITRE I

Ce samedi-là, soit le vingt-huitième jour d’un mois d’août ensoleillé de l’année 1999, à Tilly-sur-Seulles où il demeurait, le docteur Yvan Malard ne changea rien à ses habitudes. Il fit comme de coutume…
En fin de matinée, il partit donc au café-tabac du village avec ses deux enfants, Camilla, six ans, et Marcus, cinq ans, qu’il venait de prendre au sortir de l’école ; il s’y rendait de temps à autre pour se détendre, seul ou non. Consommateur invétéré de cigarettes et lecteur assidu de certains magazines, ce bistrot plutôt tranquille et discret lui avait tout de suite convenu. Dans cet endroit un peu retiré de campagne, il se sentait à l’aise, et c’était devenu l’un de ses lieux favoris. Resté un peu sauvage, il fuyait toujours le monde lorsque son emploi du temps le lui permettait.
Arrivé dans le bistrot, le docteur s’installa comme toujours à la même table, tout au fond de la salle… Et acheta comme à chaque fois, cigarettes, journaux et magazines, qu’il feuilleta en buvant des cafés crème. Pendant ce temps-là, ravis et pleins d’enthousiasme, ses enfants jouaient à d’interminables parties de baby-foot ou de flippers.
Seulement, ce samedi-là, le docteur Malard avait bien du mal à rester calme, à se concentrer sur ce qu’il était en train de lire. Parce qu’aujourd’hui, il savait parfaitement qu’il ne parviendrait jamais à se détendre, bien au contraire… Et les mégots s’entassaient dans son cendrier sans qu’il s’en rendît compte. À peine une cigarette terminée, qu’il en reprenait une autre…
C’est qu’il était très préoccupé, extrêmement soucieux ; plus que cela, même : il était carrément paniqué. Finalement, les jours avaient passé à une vitesse folle… Et le jour « J », ce jour tant espéré, tant attendu, arrivait à grands pas ! On y était presque… Le jour où tout allait se jouer, où tout devait se jouer. Alors, bien qu’il en fût extrêmement satisfait et soulagé, plus le moment se rapprochait, et plus il avait peur…
Aussi le docteur Malard ne tenait-il plus en place, tenaillé par une nervosité grandissante dont il n’était plus maître ; mais en même temps, une grande joie l’empêchant de craquer le submergeait, à l’idée que sa vie allait enfin changer, et cette fois, dans le bon sens. Son cerveau en ébullition ne cessait de travailler, tandis qu’il semblait impassible, assis sur la banquette un peu inconfortable du café. Il regardait tout sans rien voir, ses mains soignées d’orfèvre de la chair pétrissant nerveusement les pages des magazines, et qui seules le trahissaient.
Si le docteur était aussi paniqué, c’est qu’il songeait à ces derniers jours. Il se remémorait avec inquiétude, tristesse et lassitude les tout derniers évènements. Des évènements qui entravaient quelque peu la bonne marche de ce qu’il avait entrepris… Début août, il s’était enfin décidé à prendre la grande décision, celle qui l’engagerait pour le restant de sa vie. Mais seulement après l’avoir longuement mûrie, durant des jours et des jours. C’était donc pour lui une décision d’une importance capitale, d’une extrême gravité. Une décision devenue d’ailleurs absolument irrévocable, et à laquelle, hélas, Marion, sa femme, refusait toujours d’adhérer. Bien qu’il ait pourtant tout essayé depuis des mois pour la persuader, pour la convaincre, mais en vain… Elle continuait à ne vouloir rien entendre. Bien sûr, il le comprenait, elle avait deux enfants d’un premier mariage qui vivaient chez leur père, et qu’elle ne voulait pas laisser derrière elle… Mais lui aussi, était le père de deux grands fils issus d’une précédente union et auxquels il tenait également beaucoup ! Seulement, il estimait qu’ils étaient suffisamment grands et bien entourés, pour ne plus avoir besoin de lui trop fréquemment. Il trouvait donc qu’il devrait en être de même concernant les enfants de sa femme.
Et puis, par la suite, rien n’empêcherait qu’il fasse venir toute la tribu au complet pendant les grandes vacances ! Comme à l’accoutumée… Là où il partait, il était certain d’en avoir les moyens. Il faudrait, certes, prendre quelques précautions… Il ne tenait pas à ce qu’on sache où il se trouve.
Et maintenant, voici qu’on y arrivait… cela y était vraiment… Le moment fatidique se précisait. Dans quatre jours, mercredi premier septembre exactement, ce serait le grand départ ! Il poserait enfin le pied sur le voilier qu’il avait retenu à Saint-Malo depuis le 15 août, et en avant ! Finies toutes les turpitudes… Adieu la France et tout le reste ! Tout serait joué, et définitivement ! Enfin, presque…
Mais pourquoi Marion s’obstinait-elle donc à ne pas vouloir le suivre ?… Peut-être pensait-elle qu’ainsi, il renoncerait à son projet ?… Elle savait pourtant bien que ce n’était plus un projet ! Que tout était maintenant en place, bien ordonné, bien établi… Qu’il était trop tard pour qu’il revienne en arrière. Mais elle faisait la sourde oreille, continuant à ne pas vouloir y croire, ou à faire semblant ! Elle s’y refusait totalement, obstinément… La politique de l’autruche, lorsque ça l’arrangeait ! Cela lui ressemblait bien…
Bien sûr, il n’ignorait pas qu’elle détestait être en mer. Qu’elle n’avait pas le pied marin et avait une trouille bleue dès que ça gîtait un peu… Depuis leur mariage, durant ces cinq dernières années, elle ne s’était forcée à l’accompagner qu’une fois ou deux, tout au début. Ensuite, elle ne voulut jamais plus. Elle l’avait toujours laissé y aller seul, ou encore, avec les enfants, lorsqu’ils furent en âge et le souhaitaient. Mais il avait toujours su que cette situation la stressait… Et qu’elle tremblait à chaque fois pour Camilla et Marcus, encore si petits et vulnérables. Bref, qu’elle n’était jamais tranquille…
Une des nombreuses raisons, sans doute, de sa nervosité croissante… Puisqu’elle était devenue, surtout ces derniers mois, de plus en plus nerveuse sans qu’il en comprenne d’ailleurs la raison véritable. Seulement voilà, il se trouvait que les enfants voulaient souvent l’accompagner. Et lui, justement, désirait leur faire aimer la mer… Comme son père la lui avait fait aimer autrefois.
Alors, à présent que l’heure de ce départ tant voulu se précisait, était si proche, comment allait-il bien pouvoir s’y prendre, pour obliger Marion à venir ? C’est qu’il lui restait si peu de temps, pour parvenir à la décider… Et « L’obliger », oui, tel était bien le mot, malheureusement ! Il faudrait certainement la forcer pour qu’elle réagisse, pour qu’elle obtempère…
Il n’avait jamais prévu de partir seul, ça n’aurait aucun sens ! Ce serait comme un abandon, et tel n’avait jamais été son dessein. Il tenait bien trop à sa femme ! Et à ses enfants, si adorables, encore si fragiles vu leur tout jeune âge, et qu’il fallait protéger. Ils avaient besoin de leur père comme de leur mère, qu’ils affectionnaient autant l’un que l’autre.
Ses enfants, ses deux trésors… Et sa femme... Sa femme… Ah, Marion ! Son seul amour ! Il l’adorait. Il l’aimait tellement… Plus qu’elle ne le pensait. Mais il ne savait pas le lui dire ni le lui montrer. Dans sa famille, on n’était guère démonstratif côté affection… Il n’y avait pas été habitué. Marion devait en souffrir, c’était certain, et il en avait souvent conscience ; elle devait prendre cela pour de l’indifférence…
Mais là-bas où ils iraient, rien ne serait plus pareil ! Il se laisserait aller… Il ne serait plus aussi coincé, il respirerait enfin. Il n’aurait plus les soucis d’avant, il lui montrerait tout son amour ; tout cet amour si fort, si profond, qu’il détenait toujours au fond de lui, prêt à ressurgir avec fièvre, mais qu’il avait enfoui par obligation, sous le poids des trop nombreux avatars qui l’avaient terrassé tout au long de sa vie professionnelle. L’empêchant du même coup de pouvoir donner libre cours à ses sentiments réels…
Bientôt… Oui, bientôt, il pourrait l’aimer comme autrefois… Comme au tout début, au commencement de cette rencontre magique, où une fascination réciproque s’opérait instantanément entre eux à chaque fois. Et tous deux pourraient à nouveau revivre pleinement leur passion, peut-être même avec plus d’intensité, leur nouveau contexte s’y prêtant encore davantage…
Mais, si… si malgré tous ses efforts pour la décider, Marion demeurait intransigeante et butée et ne le suivait pas ?… Eh bien, il aurait beau en être désespéré, mais ne pouvant la traîner de force, il était déterminé : il partirait de toute façon. Puisque son choix était définitif et qu’il ne voulait ni ne pouvait plus reculer ; puisqu’il avait tout prévu dans les moindres détails… Et il emmènerait ses enfants ; il était hors de question qu’il s’en séparât ; il avait assez souffert comme ça lors de son divorce, lorsqu’il avait fallu qu’il se résigne aux seuls droits de visite… Il ne voulait pas revivre le même calvaire une seconde fois. Peut-être que cela, et cela seulement, déciderait Marion, la ferait changer d’avis, l’obligerait à venir… Elle ne supporterait sans doute pas d’être privée de ses enfants. D’autant qu’elle aussi était marquée par son divorce pour les mêmes raisons… Elle préfèrerait encore partir, très certainement. De toute manière, en admettant même qu’elle restât dans un premier temps, – sans doute par fierté, pour ne pas céder, ne pas avoir l’air d’abdiquer trop rapidement – il était presque sûr qu’elle craquerait tôt ou tard, et sûrement très vite, et qu’elle les rejoindrait par la suite… Du reste, il s’y emploierait sans répit.
C’est pourquoi plus le docteur Malard voyait avec bonheur les jours s’enfuir, et plus il appréhendait en même temps la chose. Réalisant plus que jamais le mal qu’il aurait à ce que Marion changeât d’avis, combien elle n’avait vraiment pas du tout envie d’entreprendre un tel voyage… Un voyage qui semblait lui paraître avec certitude comme étant une aventure par trop hasardeuse, malgré qu’il usât de tous les arguments possibles pour enfin chasser tous ses doutes.
D’ailleurs, n’avait-elle pas déjà acheté les cartables des enfants pour la rentrée des classes prochaine ?… Elle les avait déposés bien en évidence sur une étagère, comme pour le narguer, comme pour lui signifier qu’il perdait son temps à vouloir la convaincre ; que leur vie était ici, ne pouvait être que là, et qu’on ne pouvait déroger à certaines habitudes essentielles… Ne lui avait-elle pas également pris des rendez-vous pour tout le mois de septembre sur son carnet, à son cabinet médical de Caen ?… Comme pour le dissuader de s’en aller ? Comme pour lui dire qu’il fallait qu’il reste, puisque de nombreux patients avaient besoin de lui ?…
Pourtant, elle savait bien que tout cela n’était qu’illusoire, elle savait bien, que…
Le docteur Malard venait de croiser sans le vouloir le regard du buraliste, lequel était justement en train de l’observer du coin de l’œil ; ce dernier détourna aussitôt les yeux discrètement, feignant de s’intéresser à de nouveaux clients ; mais à part lui, aujourd’hui, il trouvait l’acupuncteur un peu tendu, un peu nerveux ; lui, d’habitude toujours si calme, tournait machinalement les pages des magazines d’un geste un peu brusque, l’air ailleurs, comme s’il pensait à autre chose et ne lisait pas. Il n’en fit pas l’observation, il ne se le serait pas permis, même en plaisantant, bien que le praticien fût admis au village comme quelqu’un de pas fier et de plutôt sympathique. Il était habitué au docteur, à ce client pas comme les autres, qui n’était jamais loquace avec qui que ce soit, mais dont les gens de Tilly-sur-Seulles, y compris lui-même, s’étaient plutôt bien accommodés, respectant son espèce de mutisme bienveillant et ne s’étonnant plus de ses silences ; parce que le toubib était gentil juste ce qu’il fallait, n’hésitait pas à venir lorsqu’on avait besoin de ses services, avait souvent fait régresser certaines maladies avec ses petites aiguilles, (alors qu’on avait essayé sans succès bien d’autres traitements auparavant) et n’insistait jamais si l’on avait du mal à le payer ; et c’était là le principal, c’était même plus que ce que les gens attendaient. En outre, tous les villageois avaient pu constater que sa femme et lui étaient la discrétion même, ce qui plaisait plutôt dans ce petit coin de France où une certaine pudeur était de mise ; quant à leurs enfants, tout le monde les aimait : ils étaient aussi mignons que bien élevés. À cause de tout ceci, le docteur avait de quoi être bien accepté par tout un village, et même respecté…
Yvan Malard, qui avait aussitôt repris le fil de ses pensées, à cet instant précis était en train de se dire : « Mais enfin… Je ne comprends pas ! Pourquoi Marion ne veut-elle pas tirer un trait sur une vie qui l’ennuie, puisque je lui en donne justement l’occasion ?… Je me rends bien compte, contrairement à ce qu’elle pense, qu’elle ne s’épanouit plus… Que depuis environ deux ans, elle ne trouve plus de goût à cette « routine » qui est devenue la sienne, comme elle dit. Emmener chaque jour les enfants à l’école, aller les chercher, s’occuper des courses et du ménage, et venir trois fois par semaine tenir le secrétariat de mon cabinet de Caen, ne la satisfont plus. Je l’ai vue petit à petit déprimer…
Et voici que maintenant, elle qui n’aspirait pourtant qu’au calme et aux plaisirs champêtres, elle qui détestait la vie citadine, ne trouve plus plaisir non plus à habiter dans un petit village… Même si elle avait tout d’abord adoré notre maison du hameau de Juvigny, dans ce charmant village qu’est Tilly-sur-Seulles…
À l’époque, pourtant, les rénovations apportées à cette ancienne bergerie pour la transformer en habitation fonctionnelle semblaient la combler de joie… Elle avait même accepté avec enthousiasme, alors que les travaux n’étaient pas terminés, qu’on y fasse notre repas de mariage avec la famille et les amis…
Notre mariage… Le 16 juillet 1994… Cinq ans déjà ! C’est si loin…
Ah, cette belle journée, tous réunis à table à l’ombre du pommier !…
Et lorsqu’elle avait emménagé définitivement dans notre maison enfin prête, elle était toujours aussi enchantée… Je la revois encore, toute excitée, riant de plaisir. Découvrant tout avec une ineffable joie. Visitant chaque pièce avec grand enthousiasme… Même par la suite, durant les premières années, je ne l’avais jamais vue une seule fois s’ennuyer. Elle trouvait alors toujours tout et n’importe quoi le plus charmant du monde… Les balades à vélo le dimanche dans la campagne environnante, le long de la Seulles où l’on se baigne l’été… Juste à côté de la maison ! Les pique-niques, les grillades en plein air… Et les bains de soleil en juillet et août sur les plages de Saint-Malo… Seulement, voilà, c’était au début… ».
Et c’était bien après que tout avait changé, ainsi qu’avait pu le constater Yvan Malard, continuant d’y penser.
Petit à petit, insidieusement, un certain ennui s’était emparé de Marion, semblant la ronger de l’intérieur. Et plus grand-chose ne semblait l’intéresser ; hormis peut-être, malgré tout, les trois jours par semaine où elle venait rejoindre son mari au cabinet médical. Il est vrai que là, elle n’était plus tout à fait la même : elle redevenait affable, souriante, semblant revivre ; d’ailleurs, tous les patients l’appréciaient.
Le docteur s’était alors dit que la ville semblait maintenant mieux lui convenir que la campagne. Sans doute aussi, parce que l’aménagement de leur maison n’avait pu être continué, faute d’argent… Leur intérieur, pourtant meublé et décoré à l’ancienne comme ils l’avaient tous deux souhaité, était néanmoins rudimentaire, manquant de réel confort. D’autant que la Seulles, cette rivière toute proche, trop proche, y était également pour quelque chose ; aussi charmante et agréable qu’elle fût, elle apportait aux riverains pas mal d’inconvénients. Notamment, une humidité permanente dans la maison, qui obligeait à protéger les appareils ménagers en les isolant ; comme le réfrigérateur, par exemple, installé sur cales… Avec, en prime, une moisissure obligatoire sur tous meubles et tissus, ainsi que sur certains murs recouverts de salpêtre par endroits. D’où, une odeur persistante de moisi dans toute l’habitation… Et puis, il y avait de surcroît les inévitables rats venus de la rivière, et qui s’aventuraient parfois dans la maison, en quête de nourriture… Mais il ne fallait surtout pas mettre de « mort-aux-rats », par peur d’empoisonner leurs deux chats, qui, eux, réussissaient parfois à attraper les rongeurs, qu’on retrouvait alors occis dans l’une des pièces. Ce qui provoquait à chaque fois une certaine panique chez la mère et les enfants…
Tout ceci avait évidemment de quoi faire déprimer n’importe quelle ménagère. Marion n’y échappait pas. Elle n’avait sans doute pas évalué à juste titre tous ces inconvénients, en acceptant de venir habiter là. À présent, elle devait sûrement déchanter… Certainement une autre des raisons de sa nervosité.
Et le docteur Malard s’en voulait amèrement de faire vivre ainsi sa femme et ses enfants, dans l’ébauche de ce qu’il avait souhaité être un paradis. Malheureusement, ses revenus n’étaient pas suffisants ; ils ne lui permettaient pas de pouvoir apporter d’autres rénovations, qui seraient beaucoup trop coûteuses ; les précédentes, déjà énormes, n’étaient même pas fini de payer et tiraient très dur sur ses finances… Ni de les emmener ailleurs… Pas plus que d’offrir à sa femme les services d’une employée de maison, comme elle le souhaitait et l’aurait mérité…
Mais Marion le savait bien. Et pour cause : lorsqu’elle travaillait au cabinet médical, c’était à elle que les patients réglaient le montant de leur consultation. Elle tenait à jour la comptabilité du cabinet sur son ordinateur ; elle connaissait parfaitement les recettes et les dépenses, ainsi que le maigre bénéfice qui en résultait… Elle n’ignorait donc pas non plus que depuis plusieurs années il était harcelé par les caisses sociales… La CARMF et l’URSSAF le poursuivaient parce qu’il refusait de payer ses cotisations. S’il refusait, c’est qu’il ne le pouvait pas, elle n’avait pu que le constater. Alors, depuis le temps qu’il ne les payait plus, évidemment, leur montant avait atteint une somme exorbitante… Si exorbitante, qu’il lui était devenu tout à fait impossible de les honorer. Elle le savait aussi, et ils en avaient d’ailleurs parlé plusieurs fois sans trouver de solution. Et, le pire, c’est qu’à présent, on le menaçait de saisie. Ça, elle le savait également… L’étau se resserrait, il était pris à la gorge.
Marion, très certainement, devait énormément s’angoisser en y pensant ; et il était plus que certain qu’elle devait en avoir assez d’une telle situation…
Yvan Malard se sentait donc acculé, pressé comme un citron. Il ne savait pas du tout comment s’en sortir et vivait perpétuellement avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Son caractère, déjà plutôt renfermé, en avait encore pris un coup supplémentaire et ne s’en était que plus accentué.
Mais comment aurait-il pu satisfaire ce paiement ? Il avait beau avoir une assez bonne clientèle, avec les impôts, les charges de toute sorte l’assaillaient de toute part… Et cela ne lui laissait à la fin du mois que tout juste de quoi pouvoir subvenir à peu près décemment aux besoins des siens. Il était évident qu’il se fût trouvé un peu plus à l’aise s’il n’avait eu à verser une pension alimentaire pour ses fils. Mais à peine plus…
Tout cela, Marion le savait bien, se répétait le docteur. Alors, pourquoi s’accrochait-elle à de l’éphémère ? À du dérisoire ?… Alors qu’il avait trouvé une solution, « la » solution, et qu’il lui proposait du solide, du vraiment fiable ?… De quoi se refaire, de quoi tout recommencer ? À quarante-cinq et quarante-trois ans, ce n’était pas trop tard, mais il était grand temps… De quoi réaliser tout ce à quoi il tendait depuis toujours, et en rendant tout le monde heureux ?
Ils vivraient tous dans un pays magnifique, merveilleux, où il fait toujours beau et chaud. Où la végétation est exubérante et ses parfums subtils et voluptueux… Où les plages étincelantes de blancheur sous un soleil toujours présent, offrent leur sable velouté et l’ombre de leurs cocotiers se reflétant sur une mer tiède et transparente… Où l’on peut nager, se bronzer, et faire du bateau toute l’année. Où les gens vivaient simplement et avaient l’air plus gai… Avec qui il devait donc être plus facile de nouer d’agréables relations amicales et bon enfant, sans arrière pensée aucune… De vraies relations, d’où toute hypocrisie serait bannie et avec qui la vie deviendrait un bonheur permanent et durable. Et surtout, où on le laisserait pratiquer la médecine selon ses aspirations… Une médecine qui donnerait de bien meilleurs résultats qu’ici, il en était certain ; puisqu’il pourrait se servir, comme il l’avait toujours désiré, de médicaments non autorisés en France.
Et quand bien même, si, sur place, il se trouvait une autre opportunité intéressante à saisir… Il pourrait néanmoins pratiquer occasionnellement ses séances d’acupuncture, renforcées d’un traitement à sa façon. Parce qu’en tant que médecin généraliste et acupuncteur, il avait mis au point une thérapie qu’il jugeait sans faille : mais c’était avec ces médicaments interdits, qu’il avait fait venir de Suisse et de Belgique… Et on avait tôt fait, alors, de le remettre en place, pour « Exercice illégal de la pharmacie ».
« De toute façon, tout a mal commencé pour moi dès le début », se souvint le docteur Malard avec amertume.
« Déjà, ma thèse n’avait pas eu très bon accueil, et je voyais bien que mes pairs la dédaignaient poliment… D’ailleurs, c’est bien pourquoi j’avais préféré quitter le milieu hospitalier et m’installer avec un autre médecin. Là, je pensais être enfin tranquille pour exercer selon mes souhaits… Mais non ! Il a fallu que, là encore, on ne me foute pas la paix ! Et ma réputation de toubib en a pris forcément un sale coup : le Conseil de l’Ordre des médecins m’est tombé dessus et m’a suspendu trois mois, pour des pratiques soi-disant peu orthodoxes ! C’était un comble ! Alors que mes patients, eux, étaient satisfaits…
« N’est-ce pas surtout ça qui compte ? Parvenir à soigner ses malades avec un résultat positif ? Les soulager, et même, souvent, les guérir ?...
« Des reproches, toujours des reproches… et injustifiés ! On vous juge, sans même vouloir approfondir ! Sur la forme, et non sur le fond !
« Franchement, il n’y a vraiment qu’en France qu’on est aussi sectaire, aussi conservateur, aussi retardataire ! Eh bien, moi, je dis : vive une médecine libre, lorsqu’elle s’avère bonne, non dangereuse et qu’on en a toutes les preuves ! Après tests et résultats concluants, naturellement …
« En tout cas, ce n’est pas étonnant, finalement, que beaucoup partent ailleurs ! Là où on nous laisse notre libre arbitre, dans la mesure où il est reconnu que ce qu’on fait est un bien pour la société. Et surtout, là où les charges de toutes sortes ne viennent pas nous enfoncer un peu plus, mais où, au contraire, on reçoit bien souvent de précieuses aides financières…
« Voilà pourquoi je veux partir à tout prix ! J’en ai plus qu’assez de tous ces tracas, c’est devenu intolérable ! Invivable…
« Bon sang ! Marion devrait pourtant comprendre que ce ne pourrait être que bénéfique pour nous tous… Envolée, alors, sa nervosité, j’en suis certain ! Elle n’aurait plus d’idées noires et plus besoin de recourir à certains dérivatifs…
« Comme ces séances de relaxation par hypnose, où elle se rend maintenant de plus en plus fréquemment… Quelle bêtise ! Quelle dépendance ! Je ne le supporte pas, ça m’exaspère ! C’est vrai, ça ! A-t-on idée de se laisser manipuler de la sorte ! D’accepter de n’être qu’un pantin entre les mains, de…. de…. qui sait ? Peut-être un charlatan ! C’est carrément contraire à mes principes. J’ai beau être un peu marginal dans ma profession, j’ai malgré tout certains principes, et il y a tout de même des limites !
« Évidemment, ça l’irrite que je le lui fasse observer… Elle le sent comme une intrusion, comme un acte de phallocrate autoritaire dans ses choix personnels ; alors que c’est le médecin qui parle et qui essaie de la préserver… Mais elle ne le voit pas ainsi, et plus je critique, et plus elle est nerveuse. Et plus elle court chez son hypnotiseur !
« Le cercle vicieux…
« J’ai sans doute tort. Mais quand même, c’est bien la preuve que ça ne va plus. Même entre nous…
« Parce que notre couple, il faut bien le reconnaître, n’est pas au mieux de sa forme depuis déjà un certain temps...
« Quand je pense à nos premiers ébats amoureux… Si intenses, si passionnés ! Alors qu’à présent, ils sont de plus en plus espacés, de plus en plus plats, de plus en plus fades… Les plaisirs du lit sont devenus rares. D’ailleurs, depuis plus d’un mois maintenant, ils n’existent même plus… Plus de ces câlins affectueux, qui nous rapprochaient tant… De la faute à qui ?…
« Ça me rend malade, ça me rend fou. Fou de douleur ! Et Marion est loin de s’en douter, j’en suis pratiquement sûr…
« Mais comment avons-nous pu en arriver là ?
« Pourtant, ça ne vient pas de moi, j’en suis certain… ça ne se peut pas. Non, vraiment, je ne le pense pas. Pour Marion, je n’en sais rien, mais quant à moi, je suis toujours amoureux comme au premier jour… Ce jour merveilleux de notre coup de foudre…
« Oui, ce fut bien un coup de foudre, comme il en arrive peu souvent… Nous éprouvions alors une telle attirance physique !
« Pourquoi, maintenant, est-elle ainsi avec moi ? Aussi indifférente, aussi froide ?… Est-ce vraiment ma faute ? Pourquoi ne me comprend-elle plus ? Pourtant, elle devrait bien voir que je l’aime, qu’elle m’attire toujours autant… Elle est si belle ! J’aime tout, en elle. Son visage si romantique… le bleu de ses yeux, ses épais cheveux noirs… Son corps mince et souple aux formes épanouies, à la silhouette harmonieuse… Ses sourires et ses rires… sa douceur et sa patience, sa sensibilité et sa gentillesse… En fait, elle a bien des qualités et je lui trouve peu de défauts…
« Après mon premier échec sentimental, c’était un vrai miracle. Une rédemption !
« Mais je n’arrive pas à lui parler, à le lui dire… J’en ai pourtant souvent envie… Je ne suis qu’un idiot ! C’est pourtant sans doute ce qu’elle attend. Toutes les femmes attendent qu’on leur parle, qu’on le leur dise… Elles n’attendent que ça. Je sais… Je le sais bien !
« Je sais, mais je ne peux pas. Le parfait crétin…
« C’est vrai, que je suis trop renfermé… L’introverti, c’est moi ! « L’ours Malard, la gueule en pétard ! », comme me charriaient mes anciens copains carabins…
« Mais, ailleurs… Ailleurs. Oui, ailleurs, je le pourrai ! Tout sera différent.
« À moins que ça ne serve plus à rien et que je ne lui plaise plus… Puisque ça n’a plus l’air réciproque. Mais pourquoi en serait-il donc ainsi ?... Qu’ai-je bien pu faire… ou ne pas faire ? Qu’aurais-je pu provoquer d’irrémédiable sans m’en douter ?... Ce ne serait pas ce départ, tout de même… Non… cela remonte bien avant…
« Parce qu’il est certain que cela fait longtemps maintenant que nos relations se détériorent. Je vois bien que Marion invoque de plus en plus fréquemment tous les prétextes possibles : tantôt un mal de tête, tantôt une grosse fatigue ; il y a toujours quelque chose… Je ne suis pas dupe, je vois bien qu’elle est lasse de tout, y compris de moi…
« Il n’y a que les enfants qui aient droit à toutes ses faveurs… Mais ça, c’est tant mieux ! Je ne suis que trop content que ma deuxième femme soit aussi maternelle… ».
Yvan Malard s’arrêta un instant dans sa diatribe, dans son monologue intérieur, afin de donner quelques pièces à Camilla venue lui en réclamer pour continuer ses parties avec son frère. Puis il reprit le cours normal de ses pensées.
« Ce ne serait tout de même pas cet hypnotiseur ?… ».
Pourquoi allait-elle de plus en plus souvent à ses séances ?… Cet homme, lui, en faisait ce qu’il voulait, lorsqu’elle était endormie. Pourquoi acceptait-elle cette dépendance-là et pas la sienne ?…
Des séances de relaxation ! Des séances de relaxation… Mon Dieu, mais de quelle sorte ?… Qu’est-ce qu’il en savait, après tout ? Et puis, pourquoi Marion était-elle aussi pressée d’y aller à chaque fois, hein ?… Et pourquoi, surtout, n’était-elle pas ensuite complètement sereine en revenant ? Bien relaxée, elle aurait pourtant dû être suffisamment détendue pour accepter ses avances ? Voire même, pour les provoquer, pourquoi pas ? Autrefois, elle n’était pas si farouche… Elle n’était pas la dernière à… Il trouvait cela bizarre…
Et voilà que depuis, il était devenu jaloux de tous ceux qui croisaient le regard de sa femme ! Et cela aussi, ça énervait Marion. Jaloux et ombrageux, lorsqu’il la voyait sourire à d’autres hommes… N’importe lesquels : ses clients, les jeunes gens du village, et même leurs amis communs !…
« Mais je ne veux pas la perdre, je ne le supporterai pas ! Je l’aime trop ! Il faut qu’elle vienne ! », s’écria intérieurement le docteur avec fièvre.
« Il faut que nous partions définitivement, une fois pour toutes… Qu’elle me suive et qu’on n’en parle plus… Qu’on tire un trait sur tous ces gâchis, sur tous ces ratages !… Qu’on laisse derrière nous toutes ces merdes qui nous pourrissent la vie, qui nous détruisent à petit feu, qui nous étouffent…
« De l’air pur ! Ailleurs, j’en suis sûr, on se retrouvera comme au début… De l’air ! J’ai besoin d’air. J’ai besoin de respirer, et Marion aussi…
« Il faut absolument que je parvienne à lui faire comprendre que c’est la seule solution pour nous tous… ».
Le docteur Malard levant la tête, sentit sur lui l’œil légèrement étonné du buraliste ; il réalisa qu’il manipulait depuis assez longtemps les magazines de façon machinale, en regardant ailleurs, et qu’il devait avoir un air inhabituel le rendant étrange aux yeux du commerçant. Il consulta sa montre. Il était temps de rentrer.
Il appela ses enfants et après qu’il eût réglé sa consommation sans un mot à l’homme derrière son comptoir, tous trois sortirent sans prononcer une parole.
Habitués au silence de leur père qu’ils adoraient, Camilla et Marcus ne disaient jamais grand-chose en sa compagnie. Le dialogue avec lui n’était pas nécessaire ; à ses comportements et ses regards, ils ressentaient son affection. Ils étaient surtout heureux qu’il soit avec eux et que dans la rue il les tienne affectueusement par la main.

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JUSTINE MERIEAU - ECRIVAIN

Blog destiné à faire connaître mes livres, romans et nouvelles. J'y présente des extraits de ceux-ci, avec également quelques inédits. Mais on y trouvera aussi mes humeurs littéraires du moment...
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Saint-Joseph, 97480, Réunion
Ecrivain nantais, je suis romancière et nouvelliste. Je demeure à La Réunion depuis 1987.